J'erre dans la ville sans but précis, sans réellement savoir quoi chercher. J'ai vaguement en tête l'idée d'une photo qui, au final, ne tiendra pas plus de quinze minutes sur la carte mémoire du Nikon. Ce que je n'arrive pas à trouver ce soir porte un nom : l'inspiration. Elle fluctue selon les jours. Elle ne présente pas le moindre symptôme, pas le moindre signe avant coureur. Elle disparaît soudainement et le fait de l'avoir attendue un long moment avant d'entrevoir le bout de son nez n'y change rien. Elle dit où et quand ! Ce soir, rien. J'ai la désagréable impression d'avoir déjà tout fait et tout vu. Voir, voilà exactement ce dont j'ai besoin. Alors que je suis sur le point de rentrer, mon esprit se met à bouillonner. En l'espace d'une seconde je viens de trouver ma photo. Pour cela, il me faut trouver un point suffisamment haut. La hauteur sait mettre en valeur. Plus je prendrai de la hauteur, mieux je verrai. Je fais un essai vers le "grand littoral" mais ça ne marche pas. En revanche, j'y suis parfaitement bien placé pour définir avec précision la position exacte de ma prise de vue. Entre Saumaty et la Castellane je devrais être normalement bien orienté et suffisamment haut. Mais l'affaire est loin d'être gagnée car je vois à peu près l'endroit à atteindre mais absolument pas comment m'y rendre. J'attaque la grande avenue qui passe devant la Castellane, le but étant de prendre de la hauteur tout en me dirigeant vers ce fameux point. Quelques mètres après un rond-point, je trouve enfin une ruelle qui monte vers la gauche. S'ensuit un enfilement de petites rues qui s'élèvent au-dessus de la ville. En pleine nuit, j'ai du mal à situer où je me trouve exactement mais mon sens de l'orientation me dit que je suis sur la bonne voie. Enfin la pente se fait plus douce, j'ai atteint le sommet de la colline. A partir de là, c’est au "pifomètre". Je me gare et termine à pied. Après un nombre incalculable d'impasses débouchant inexorablement sur le portail d'une maison, j'ai fini par trouver. Cette fois, pas de portail, juste une villa cossue qui vient à peine d'être achevée. La bétonnière et les sacs de ciment attestent que le chantier n'est pas tout à fait terminé. Le mur qui plus tard fera office de clôture et placera le propriétaire de cette belle maison à l'abri des regards n'a de mur que le nom... à la place c’est une vue absolument incroyable qui s'ouvre devant moi. A vrai dire, je n'en espérais pas autant. Désormais, il ne me reste plus qu'un dernier obstacle à franchir : les habitants de la maison. Il est 22h, et plusieurs pièces sont éclairées. Je sais, je n'aurais pas dû… Pour une simple photo, je suis délibérément entré chez quelqu'un. Enfin, dans son jardin en tout cas. Sans rien toucher, sans rien dégrader et sans me faire voir certes, mais j'aurais eu l'air bien malin si j'avais été pris par la brigade. J'ai éteint ma frontale. Je suis si proche de la maison que je suis obligé de me baisser pour passer sous la fenêtre de la cuisine. En fait, je rase le mur. Je grimpe sur une dizaine de mètres au milieu des Argelas et des chênes kermès afin de m'éloigner un peu. Enfin en place. Je n'ai pas de mots pour décrire un tel spectacle. Marseille en vision panoramique me renvoie en plein visage toute la puissance de son élégance. J'ai l'impression d'être au sommet d'un amphithéâtre avec le privilège d'assister à un spectacle de lumière prodigieux. Ce soir, Marseille me fait l'honneur de ne jouer que pour moi. Un huis clos avec en toile de fond le noir profond de la Méditerranée. J’allume une cigarette. J'ai envie de rester là, sous la lune à contempler et laisser aller mon esprit à la divagation. J'ai tout mon temps, pour une fois le Nikon attendra. A moins de 300 mètres sous moi, c'est le quartier du Verduron, verdure en occitan. Depuis les années 70 la verdure a laissé sa place à la cité de la Castellane. Malgré son nom poétique et enchanteur, le Verduron est l'un des quartiers où le seuil de pauvreté bat des records d'année en année. Ici, comme dans d'autres cités des quartiers Nords, certaines parties ont plus l'apparence d'une épave que celle d'un bâtiment. La Castellane sombre lentement sans que quiconque s'en offusque. Le seul rayon de soleil de cet endroit se nomme Zinedine Zidane. Dans une ville où le football est roi, on peut facilement imaginer le respect et l'amour que les Marseillais portent à cet homme. A 15 mètres, légèrement sur ma gauche, se trouve la maison de la gentille personne qui me fait le plaisir de m'accueillir. Une villa moderne, œuvre d'un architecte de bon goût… en tout cas, moi, je suis totalement sous le charme. Une terrasse dominant toute la ville offre une vue à presque 360°. J'y vois un navire fonçant sur la ville, bravant la mer déchaînée sans même sourciller, provoquant les éléments avec arrogance. A la proue, une petite piscine trône fièrement. J'ai beau faire abstraction… je suis dans l'incapacité totale de ne pas voir ce que la société nouvelle a érigé sous mes yeux. De toute évidence, ces malheureux petits 300 mètres séparant ces deux lieux resteront pour longtemps une frontière infranchissable. La partie du bas ne se mélangeant que très rarement avec celle du haut. Et pourtant, elles auraient tant à apprendre l'une de l'autre. L'union a beau faire la force, la fracture sociale a le vent en poupe. Jamais le peuple n'aura été autant divisé, faisant la part belle aux dominants de ce monde. Le fossé se creuse, les jalousies, la rancœur et la haine s'intensifient. On souffre de la réussite de l'autre et tomber dans le cliché du "il est riche c'est un salaud" ne soigne malheureusement pas les maux. Et puis de toute façon, en fonction de son lieu de naissance, le solde de son compte en banque, son parcours scolaire ou géographique, sa bonne étoile … ou pas, la richesse ne peut être perçue de la même manière. Je vis au Burundi, tu gagnes le smic à Tourcoing, tu es riche. C'est aussi simple et clair que ça.
Je déplie mon trépied. La vue est tellement large qu'une seule photo ne suffira pas à faire rentrer tout Marseille dans mon appareil. Ce sera donc un panoramique. Je soigne mes réglages, je peaufine. L'idéal aurait été de revenir un autre jour dans l'espoir de pouvoir immortaliser ce spectacle sous un ciel de feu. C'est ce que j'ai fait et c'est d'ailleurs en revenant de jour que je trouverai à quelques mètres, un passage plus discret et sans avoir à pénétrer sur la propriété de Mr "Naviguant sur les flots" mais à chaque fois, que ce soit au coucher ou au lever du jour, l'horizon restera avare de la moindre couleur. A chaque déclenchement, je grimace en entendant le bruit que fait le miroir de l'appareil. Je rentre ma tête dans mon cou en plissant les yeux. Mon corps tout entier accompagne le son métallique comme si cela pouvait l'atténuer. Un œil dans le viseur, un autre sur la maison, tous mes sens en éveil, je croise les doigts pour ne pas voir arriver une silhouette dans le faisceau d'une lampe torche.
Je fume une dernière cigarette, hypnotisé par le scintillement du phare de Planier. Il guidera encore longtemps les navires sans faire la moindre distinction quant à leurs provenances. Marseille sait recevoir. Quand aux autres, la mer ne pardonne rien. Une épave, qu'elle soit flottante ou pas, n'aura jamais la moindre chance face aux tumultes de la Méditerranée. Aussi cristalline et chaude soit elle, Planier ne les sauvera pas.
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